Le bonheur d’une passe
Séjour et croisière plongée à Guraidhoo Kandu et Ran Thila aux Maldives
Un reportage de Pascal Kobeh
Il est difficile aujourd’hui d’échapper aux messages d’alerte sur le réchauffement climatique. Même en habitant près du pôle nord, voire surtout en habitant là-bas. Et c’est tant mieux. Mais il ne faut pas que cette antienne masque un autre désastre écologique qui nous menace et se déroule quotidiennement quasiment à notre insu : la chute brutale de la biodiversité due à l’homme, lequel a tendance à prélever plus que ce que la nature peut fournir. Prélever est une litote. Massacrer serait plus juste.
Cette dure réalité est encore plus vraie sous la mer, où cette extermination est moins visible, moins apparente et par là même moins rapportée par les médias.
Sans se perdre dans les statistiques, quelques chiffres. La population de morue a diminué de 99,90 % dans l’Atlantique nord-ouest. Les stocks de mérous se sont effondrés de plus de 80 % dans l’Afrique de l’Ouest. La dernière rhytine de Steller a été tuée en 1768 à l’île Béring et personne n’en a jamais revue depuis. Concernant les requins, c’est aussi tragique : 100 millions d’individus pêchés chaque année. La communauté scientifique estime que la population des grands requins blancs a diminué de plus de 80 % dans l’Atlantique nord ; les chiffres sont de 99 % pour les requins soyeux dans le Golfe du Mexique, 90 % des requins marteaux dans l’Atlantique, 99 % de la population totale des requins longimanes, etc. etc.
Il devient ainsi de plus en plus difficile d’admirer ce seigneur de la mer, souvent au sommet de l’échelle alimentaire, et ce, quelle que soit l’espèce. Destinations lointaines, onéreuses, sans garantie aucune. Le plongeur, avide de gros, repart souvent déçu ; les requins promis se sont révélés être quelques ombres fugitives, en petit nombre.
Quelques lieux cependant permettent encore de ressentir les émotions qu’ont dû vivre les pionniers de la mer Rouge, des Maldives ou d’autres endroits exotiques.
Quelques spots qui font aujourd’hui plus figure d’oasis dans un désert halieutique. Parmi celles-ci il est quelques plongées qui, au cours de mes sept années de croisière dans les atolls maldiviens, m’ont toujours fasciné par l’abondance de gros et leurs surprises en tout genre.
Il s’agit des deux passes qui bordent l’île de Kandooma dans l’atoll de Malé sud : Guraidhoo Kandu et Ran Thila, appelée encore Kandooma Thila ou Cocoa Thila.
Avant d’aborder le vif du sujet, revenons un peu en arrière dans le temps pour resituer le contexte. Les Maldives sont souvent présentées comme un avantageux compromis entre les « beautés coralliennes » de la mer Rouge et « le gros » de la Polynésie. Situées à mi-distance, pour un budget à mi-chemin, la description n’est pas inexacte malgré 1998 et le phénomène El Niño qui, s’il a détruit beaucoup de coraux durs ou madrépores, n’a en revanche pas touché aux coraux mous ou alcyonaires qui font la beauté de certaines plongées célèbres de l’archipel telles les « Grottes bleues » dans l’atoll d’Ari ou encore la passe de « Fotteyo » dans l’atoll de Vaavu.
Cependant, l’intérêt d’un séjour aux Maldives pour des plongeurs y passant une ou deux semaines réside d’abord et avant tout dans « le gros ». Les requins sont, avec les raies manta, l’objet de curiosité et de fantasmes de la part des plongeurs aux Maldives.
Récemment, il était encore pratiquement impossible de passer une heure sous l’eau sans voir l’un des représentants de ce mythe qui n’est plus à conter. Hélas, avec la pêche, les temps changent !
Les espèces les plus courantes que l’on peut rencontrer au cours d’une plongée sont le requin pointe blanche de récif et le requin gris ou dagsit. L’un comme l’autre peut atteindre entre 1,50 et 2 mètres de long. L’un comme l’autre se nourrit de petits poissons tels les fusiliers, la nuit pour le pointe blanche, le jour pour le gris. Ils se laissent admirer autour de certains secs, le long des tombants ou à l’entrée des passes, courant « rentrant ». C’est ce courant, qui peut parfois être assez fort et surprendre même les plongeurs les plus aguerris, qui constitue la principale difficulté de ces plongées.
Cela dit, les requins, surtout les « gris », se croisent là où il y a du courant. Dans ces cas, il ne faut jamais chercher à lutter contre, mais plutôt plonger avec, et utiliser chaque recoin, chaque « patate » de corail pour se mettre à l’abri et profiter du spectacle. On oublie alors toutes les craintes injustifiées qu’on peut avoir à leur encontre, pour au contraire, admirer ces magnifiques corps fuselés évoluant dans le bleu.
Et Guraidhoo Kandu et Ran Thila sont justement LES DEUX PASSES où l’on peut encore se régaler aux Maldives, où l’on est quasi sûr de rencontrer les représentants de ces espèces en nombre encore conséquent.
Dans l’ordre, Guraidhoo Kandu située à l’est de l’atoll, à plonger courant rentrant. Le courant peut être surprenant (2 nœuds ? 4 nœuds ? les avis divergent au fur et à mesure des palanquées qui remontent) balayant les passes et les pauvres plongeurs qui auraient omis de se cramponner à un morceau de corail mort.
Mais s’il arrive de souffrir, le spectacle est là. Patrouilles de requins gris et pointe blanche, dans le bleu devant nous, escadrilles de raies aigles (on en comptera jusqu’à une trentaine ensemble) survolant la situation, quasiment statiques au milieu de la passe, faisant plus d’un envieux devant une telle aisance face au courant. En plus, outre les napoléons, raies pastenagues, carangues, barracudas... de service, assez souvent on peut y voir quelques marteaux et, de mai à décembre, les raies manta qui ont effectué leur migration bi-annuelle.
Vient ensuite Ran Thila, un sec à l’extérieur de l’atoll, toujours côté est, au nord de Kandooma, près de la passe de Guraidhoo (qui elle se trouve au sud de l’île).
Tout en long, il remonte à – 14 mètres et se plonge plutôt courant sortant. On y voit une belle population de requins gris et pointe blanche ainsi que des raies aigles. Le platier est le domaine des tortues, platax et toute la faune récifale classique. Sa particularité est d’abriter à une petite trentaine de mètres une station de nettoyage de requins gris.
C’est un spectacle assez fascinant que de voir des requins gris faire la queue pour s’immobiliser au-dessus d‘une patate de corail, ouvrir la gueule et permettre aux petits labres nettoyeurs de s’y engouffrer pour accomplir leur labeur.
Captivant et suffisamment rare pour valoir le séjour sur l’île. Là aussi, les raies aigles nagent très souvent au-dessus des requins gris face au courant avec une facilité déconcertante pour nous, pauvres palmipèdes, accrochés à notre bout de corail pour ne pas se faire emporter. A elles seules, elles sont un spectacle dont il est difficile de se rassasier. Alors avec en plus des requins qui se font nettoyer … !
Ces deux plongées valent un séjour aux Maldives. Lors de ma dernière visite sur place, j’ai effectué matin et après-midi les deux mêmes plongées, le courant s’y prêtant admirablement. Aucune lassitude, aucune impression de déjà vu, car en dehors des gros décrits ci-dessus, les couleurs habituelles de ces magnifiques fonds étaient toujours là : jaune des lutjans en bancs si compacts qu’ils forment une véritable forteresse que le modèle du photographe n’ose prendre d’assaut. Rouge, la masse compacte des poissons-soldats ensanglantant les surplombs où ils ont pris position.
Bleu, le rideau des fusiliers qui s’enroule et se déroule au gré des assauts des prédateurs qui foncent dans le tas comme ce thon aux nageoires jaunes ou cette carangue à grosse tête dont le nom latin, « ignobilis » reflète bien le sort qu’elle réserve à celui qu’elle parviendra à se mettre sous la dent. Argentés, les reflets des carangues aux gros yeux rôdant, maraudant en bancs, en bandes, en quête d’un menu larcin qui pourrait avoir la forme d’un malheureux poisson de récif occupé à brouter paisiblement. Multicolores, enfin, les coraux mous ou alcyonaires, les gorgones, les crinoïdes et les éponges qui ont été épargnés par le phénomène El Niño.
Bref, à elles seules ces deux plongées sont à la fois une rareté et un merveilleux raccourci des beautés des fonds des Maldives.