Les épées de la mer
Voyage plongée les espadons voiliers du Mexique
Un reportage de Frédéric Bassemayousse
Chaque année entre janvier et mars, des millions de sardines se retrouvent dans les eaux chaudes du golfe du Mexique pour leur reproduction. Lors de ces rendez-vous de nombreux prédateurs profitent de l’aubaine et s’invitent au festin. Le plus étonnant et probablement le plus énigmatique d’entre eux fait partie de la fête. Affublés d’un long nez, que dis-je, d’un cap, d’une péninsule, les espadons voiliers se constituent en guildes et font payer aux malheureuses sardines un très lourd tribut.
Au petit matin, naviguant de conserve près de la surface, des centaines de petites sardines continuent innocemment de se goberger de plancton. Leur instinct de préservation aurait dû être le plus fort, mais elles se sont laissées distraire par l’abondance de nourriture. Erreur fatale, les prédateurs ont attendu ce moment pour se manifester. Le bruit, l’odeur ? Comment discernent-ils la présence des retardataires frétillants ? Quoi qu’il en soit les proies sont cernées et malmenées par des assaillants qui sortent de l’obscurité et s’acharnent sur le fretin terrifié. Les loups sont dans le poulailler !
Le loup, c’est l’espadon voilier, un des plus beaux et plus mystérieux poissons coureur d’océans. Il a parcouru des milles mue par l’instinct qui, depuis des générations, le rassemble dans le golfe du Mexique, à quelques encablures des côtes du nord de l’état de Quintana Roo. C’est en février que le rassemblement est à son apogée, qui correspond probablement à celui des sardines. Combien sont-ils ? Personne ne s’en soucie guère. A quoi bon connaître les effectifs d’une population pêchée en « no kill » ? Car la venue de l’espadon est synonyme de profit.
La présence de multiples navires de pêche au gros l’atteste. Venue de la très américaine Cancun, de Playa del Carmen ou affrété à partir de Islas Mujeres, des centaines de cabines cruisers bardés de cannes à pêches tissent une toile sur l’océan. Cependant, il est strictement interdit de ramener le trophée qui immortalisera le moment, ni de se faire photographier benoitement à ses côtés lors de l’arrivée triomphale au port ! Le poisson ira rejoindre ses congénères et se posera probablement des questions sur l’intérêt d’une telle activité ! Dans l’arène et pour une fois, les sardines sont également épargnées par les hommes. Peu pêchées, elles n’ont pas de valeur gustative pour les papilles mexicaines et peuvent s’ébattre et s’adonner aux plaisirs de la reproduction.
Cela fait à présent dix bonnes minutes que les espadons s’acharnent sur la boule qui fond comme neige au soleil. Le scénario et la technique de chasse sont rodés et imparables. Les espadons sont au minimum cinquante pour la partie visible de l’iceberg. Une petite apnée suffit pour découvrir que le gros de la harde se cache dans la pénombre de l’eau troublée par le plancton. Combien sont –ils ? Comment s’organisent-ils ? Ont-ils un chef ? Qui donne le signal et les priorités ? Comme d’habitude, nous ne savons rien ! La seule information à peine tangible concerne sa vitesse, et j’oubliais, les multiples façons de le déguster ! Une question me vient à l’esprit : quel est l’avantage de la vitesse dans cette agape ?
Par curiosité je plonge la main parmi les sardines rescapées. Elles bougent à peine et se laissent attraper ! Elles sont sonnées, désorientées, terrorisées elles tentent en vain de se frayer un chemin vers les abysses protecteurs, mais les cerbères occupent fermement la place et repoussent les prisonniers vers la surface où certains, disparaissent happés par les airs. Car les espadons ne sont pas les seuls à profiter de l’aubaine, les frégates et les pélicans suivent le ballet et attendent ce moment propice pour picorer les imprudents montés trop prêt de l’interface. En jouant des coudes, un groupe de dauphins tachetés de l’Atlantique se fraye un chemin parmi les espadons et font éclater la boule de sardines. Rapidement et aussi surement que les voiliers, ils chapardent à la volée les poissons devenus pour un temps solitaire. Une fois rassasiés, ils s’enfuient comme des voleurs à la tire. A présent, il faut tout recommencer.
Méthodiquement les espadons rassemblent les sardines comme le ferait un Border Collie pour les moutons dans un pré. Et le cycle recommence. Contrairement aux dauphins, les voiliers sont très organisés. Il y a les rabatteurs qui, nageoires dorsales baissées, occupent le terrain tout autour des poissons. Dès que ces derniers tentent de fuir, ils les prennent en chasse et les ramène vers la surface où attendent les matadors. En général, l’attaque s’effectue du bas vers le haut et individuellement car les espadons ne se gênent pas dans la curée. Une accélération soudaine propulse le prédateur toute voile dehors sur sa proie et, à son contact, dodeline rapidement du rostre. Ces mouvements ont pour but de blesser les poissons et il n’est pas rare que certains soient littéralement embrochés sur l’épée. Il ne faut ensuite que quelques secondes pour que la sardine ne soit gobée.
La technique est efficace mais fait surprenant, quelques espadons faisant partie du groupe, ne possèdent pas de rostre. Probablement coupé par un fil entortillé au moment de la pêche ou prise de guerre illicite pour ceux qui estiment que la photo n’est pas suffisante ? Toutefois ces derniers se passent aisément de cet attribut et de toutes évidences cela ne leur pose aucun problème pour se déplacer ou pour se nourrir. Ils happent les poissons avec la même voracité et la même aisance que leurs congénères ! Alors à quoi bon posséder un appendice aussi long que fragile ? Comme le dit si justement le biologiste François Sarano : « la nature se permet tout et se construit sur des erreurs. Le vivant s’adapte et s’en accommode ! »
De la centaine de poissons il ne reste que quelques individus passés d’épée en épée comme un ballon sur la ligne des trois quarts. Lassés de jouer aux chats et à la souris, les espadons, grands seigneurs, les laisse partir vers le fond de la mer. C’est une image bien chevaleresque que je m’efforce à décrire et à croire ! Car je pense qu’il est plus facile pour les voiliers de se trouver un autre supermarché que de s’escrimer à poursuivre ce faible butin. En quelques secondes, la horde se rue vers une autre razzia laissant seule, dans le bleu de la mer, les écailles scintillantes des sardines disparues.
Frédéric Bassemayousse
Texte et photos