Un débonnaire pépère
Voyage et séjour plongée avec les lamantins de Crystal River
Un reportage de Pascal Kobeh
Même si les photos qui illustrent cet article ne le montrent pas au premier abord, le lamantin est un athlète hors pair. Pas une once de graisse ! Pas comme ces phoques, gras comme des moines (pardonnez-moi ce mauvais jeu de mots) enrobés dans leur épaisse couche adipeuse qui leur permet pour certains de supporter les eaux polaires. De quoi mettre sur la paille tous les « Dukan » et autres gourous de régimes divers et variés. Et c’est cette ligne impeccable qui fait notre bonheur.
Crystal River est une petite bourgade de Floride de 5.000 habitants à 200 km au nord de Tampa. Cette localité, du fait de ses sources d’eau douce tempérées toute l’année à 20 – 22 ° est le site mondial d’observation des lamantins (manatees en anglais). Solitaires de nature, ils sont contraints de se regrouper autour de ces sources, en quête de chaleur, pendant l’hiver. Avec plus de graisse, ils n’auraient pas besoin de se réchauffer et les rencontres seraient plus sporadiques et aléatoires. La semaine où j’étais sur les lieux, les rangers du parc ont compté plus de 800 individus. Un record ! Plus tard dans la saison, quand les eaux se réchauffent (à partir d’avril – mai), ils s’enfoncent dans les mangroves de Floride où ils deviennent quasiment invisibles.
Les lamantins sont à l’origine de la légende des sirènes ainsi que les a décrits Christophe Colomb dans son carnet de bord, pour la première fois en 1493. Pourtant avec sa masse pouvant atteindre 900 kg pour une taille de 4 m, son air pataud, sa bonne bouille moustachue, son nez épaté, sa peau plissée et ses membres atrophiés en forme de nageoire, on est loin de la représentation sexy de la sirène. Ce sont néanmoins des animaux sympathiques, débonnaires et totalement dénué d’agressivité. Aussi loin que je cherche dans mes souvenirs, je n’ai jamais croisé une bébête sous-marine aussi peu farouche, aussi sociable, réagissant même aux caresses en se mettant sur le dos pour en redemander. Imaginez un tel animal avec l’agressivité du poisson-clown ! Plus personne n’irait dans l’eau !
Bien que très protégés par la législation de Floride, les « springs » (sources d’eau tempérée), partie de la réserve, sont très facilement accessibles aux touristes et les zones d’observation bien signalées par des panneaux et libres d’accès. Cette zone riche en végétation aquatique sert de repère hivernal à ce gros mammifère marin qui vit dans 5 à 6 m d’eau et se nourrit d’herbes aquatiques et de jacinthes d’eau et va brouter tout ce qui ressemble à un végétal, y compris les gilets vert-jaune fluo que revêtent les rangers ou photographes dans l’eau et aussi toutes les algues ou mousses qui peuvent recouvrir les coques de bateau ou les hélices. Un antifouling naturel et bio !
Dépourvus de prédateur (autre que l’homme, mais qui sur terre, sur mer et sous la mer réchappe de celui-là ?), évoluant dans un environnement regorgeant de nourriture, ils se sentent pleinement en confiance, à tel point, que trop confiants, ils sont devenus vulnérables. En effet, l’homme est la plus grande menace pour cette espèce pacifique. Du fait de la pollution, de la destruction de son habitat à cause de l’urbanisation galopante et surtout des hélices des bateaux qui leur entaillent profondément la peau du dos ou la queue, leur survie est loin d’être assurée, malgré les mesures de protection prises en urgence par les autorités américaines. Mesures qui font en Floride l’objet d’un débat animé entre partisans d’une protection plus rigoureuse de leur habitat et les habitants de la région qui revendiquent leur droit à la liberté et au développement.
Néanmoins, on vient des quatre coins des Etats-Unis et même du monde, à Crystal River pour les observer.
Et ici, toute la bourgade est acquise à leur cause. Dans les canaux menant aux sources, on peut voir des panneaux de signalisation, intimant l’ordre de ralentir aux bateaux pour cause de présence de lamantins ! Emblème de l’état de Floride, leur population est remontée à 5.000 individus, ce qui semble indiquer l’inversion de la tendance des dernières années. Ce qui est loin d’être le cas ailleurs.
En effet, le lamantin, se subdivise en 3 sous-espèces présentes en Amérique du Nord, en Afrique et en Amazonie. Il a déjà disparu de tout le reste des Caraïbes, chassé par l’homme. Le lamantin d’Amazonie (Trichechus inunguis), endémique au bassin de l’Amazone, on survit au cœur du Brésil jusqu’aux sources des rivières tributaires du bassin amazonien de Colombie, du Pérou et de l’Équateur. Chassé pour sa viande et surtout sa peau qui fournit un cuir de grande qualité, sa population est en déclin. Les derniers chiffres connus remontent à 1977 et estimaient toute la population à 10.000 individus. Quant au lamantin d’Afrique de l’ouest (Trichechus senegalensis), il est quasiment en voie d’extinction avec une population estimée entre 9.000 et 15.000 individus en 1980.
Il faut dire que son mode de reproduction, assez proche du nôtre, ne favorise pas la reproduction de l’espèce. L’espérance de vie du lamantin est de 30 ans environ. Une femelle ne donne pas naissance avant l’âge de 7 ans environ. La gestation est de 13 mois et ensuite la mère allaite et accompagne son petit pas moins de 2 ans. Ce qui donne un taux de reproduction pas très élevé. Seul rescapé de l’ordre des siréniens avec le dugong, il faut espérer que ce bonhomme pépère ne connaisse pas le sort de son cousin, la rhytine de Steller qui vivait dans le détroit de Béring, exterminée au XVIIIe siècle. Malgré son physique, grâce à son caractère paisible, épris de caresses et de câlineries, il contribue de manière si sympathique à prolonger le mythe de la sirène.